La douleur est dans la vie des femmes comme un chat qui se faufile entre leurs jambes quand elles repassent le linge, refont les lits, ouvrent les fenêtres, épluchent une pomme.
Un chat qui parfois leur prend le cœur, l'envoie rouler à plusieurs mètres, le reprend dans ses griffes, en joue comme d'une souris mourante.
Ce chat est dans la vie des femmes même quand il les laisse en paix.
Elles savent qu'il est là, dans un coin.
Elles ne l'oublient jamais.
Jusque dans la joie elles l'entendent respirer, comme on perçoit le chant d'une source sous tous les bruits de la forêt.
Les hommes ne laissent pas la souffrance séjourner en eux.
À peine l'ont-ils devinée qu'ils l'expulsent en violence, en colère, en travaux.
Les femmes, elles, la reçoivent comme un chat affamé qui a besoin, pour reprendre vie, de les détruire.
Elles ne bougent pas.
Elles laissent faire et, pour occuper ce temps mort des souffrances, elles ouvrent
un livre, un roman, encore un roman.
Ce qu'elles y trouvent, c'est ce qui est dans chacun de leurs jours : l'espérance et les ruines, l'inquiétude et la grâce, l'éternelle plaie de vivre, un chat miséreux, chassé de partout, recueilli là, endormi sur la page, les flancs maigres, un prince noir de douleur.
- Christian Bobin
(Une petite robe de fête / Page 9,10)