Lorsqu'il était parmi nous, il nous contemplait, nous et notre monde, avec des yeux émerveillés. Car ses yeux n'étaient pas recouverts par le voile des années et, à la lumière de sa jeunesse, tout était clarté. Bien qu'il connût la profondeur de la beauté, il était sans cesse surpris par sa sérénité et sa majesté.
Il regardait la terre comme le premier homme avait regardé le premier jour. Nous, dont les sens se sont émoussés, nous regardons dans l'éclat du jour, mais nous ne voyons pas. Nous tendons l'oreille, mais nous n'entendons pas. Et nous avançons la main, mais nous ne touchons rien. Même si on brûle tout l'encens de l'Arabie, nous poursuivrons notre chemin sans rien sentir. Nous ne voyons pas le laboureur revenant de son champ à la tombée de la nuit; nous n'entendons pas la flûte du berger quand il mène son troupeau au bercail; nous n'ouvrons pas les bras pour embrasser le couchant ni ne cueillons les roses de Saron pour sentir leur fragrance.
Non, nous n'honorons pas le roi sans royaume et nous n'entendons la mélodie de la harpe que lorsque les cordes sont vibrées par des mains; et nous ne voyons pas un enfant jouer sous les oliviers comme s'il était lui-même un jeune olivier. Et toute parole doit naître de lèvres, sinon nous nous considérons comme des sourds muets. En vérité, nous regardons, mais nous ne voyons pas; nous écoutons mais nous n'entendons pas; nous mangeons et buvons, mais nous apprécions aucune saveur.
Et c'est là que réside la différence entre Jésus de Nazareth et nous. Ses sens étaient constamment renouvelés, et pour lui le monde était en éternelle renaissance.
Pour lui, le balbutiement d'un enfant n'était pas moindre que le cri de toute l'humanité, alors que pour nous c'est un simple balbutiement. Pour lui,la racine d'un bouton-d'or était une aspiration vers Dieu, alors que pour nous, c'est une simple racine.'
- Khalil Gibran
(Jésus fils de l'Homme - Un Philosophe)
Quand notre bien-aimé mourut, toute l'humanité mourut. Et toutes choses, pour un instant, étaient inertes et grises.
Alors l'Est s'obscurcit, et une tempête de neige en surgit et balaya la terre. Les yeux du firmament s'ouvrirent et se fermèrent, et la pluie tomba en torrents et emporta le sang qui avait coulé de ses mains et de ses pieds. Moi aussi je mourus. Mais dans les profondeurs de mon oubli, je l'entendais parler et dire: « Père, pardonne-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. » Et sa voix retrouva mon esprit en dérive, et je fus ramené au rivage.
J'ouvris les yeux et je vis son corps blanc suspendu contre les nuages, et ses paroles que j'avais entendues prirent corps en moi et je devins un homme nouveau. Et je n'étais plus triste.
Qui s'attristerait devant une mer qui dévoile son visage, ou devant une montagne qui rit au soleil ? Quel était ce coeur d'homme qui, bien que percé, pouvait prononcer de telles paroles ? Quel autre juge d'hommes a ainsi absous ses juges ? Et l'Amour a-t-il jamais défié la haine avec une force plus sûre d'elle-même ? Entendit-on jamais un tel clairon entre ciel et terre ? Vit-on, avant lui, un assassiné éprouver de la compassion pour ses bourreaux ? Ou un météore arrêter sa percée pour une taupe ?
Les saisons se lasseront et les années vieilliront avant que ne s'épuisent ces mots: « Père, pardonne-leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. » Et toi et moi, bien que renaissant sans cesse, nous les conserverons. Et maintenant, je rentrerai chez moi, et me tiendrai, tel un mendiant exalté, devant la porte de son royaume.
- Khalil Gibran
(Jésus fils de l'Homme - PHILIPPE)